[1] Nous sommes ici directement sur la frontière avec le Reich. (Pour mieux comprendre, voir rubrique Le Vosgien d’ici en 40/Géographie. Cliquer)
Consécutivement, la Résistance d’ici se caractérise d’abord par sa formidable organisation de passeurs, une des plus importantes du pays durant toute l’Occupation : plus de 15 000 "passés" à travers une ligne Donon-Saales, de l’Armistice de juin 40 à la Libération du 22 novembre 44. Quelques illustrations :
– L’épisode Saint Blaise-Senones du Rapport d’évasion de Jean Guillermo, PG fournit une des illustrations du propos. Merci à son petit fils Mathieu d’avoir bien voulu me communiquer ce dernier et de m’en autoriser la publication, sous ses 2 formes : le document papier dans document PDF de bas de page, le documentaire filmé qu’il en a lui même tiré : "KG, Récit d’un évadé". Sobre et remarquable restitution d’une aventure d’homme, osée et réussie. Cliquer
– Le film documentaire de Robin Hunzinger Les Passeurs de Moussey. Un extrait du webdoc Les Résistances. La Désobéissance est le plus sage des Devoirs. Cliquer
– La filière des passeurs Salm-Moussey. Précieux témoignage dans ce documentaire vidéo conservé à l’INA. Cliquer
– Ce court portrait de Michel Ferry, "l’As des Passeurs" Bruche Rabodeau (plus de 980 personnes passées). Un extrait du webdoc Les Résistances. La Désobéissance est le plus sage des Devoirs. Cliquer
La fourniture de faux papiers y tient une place capitale. Nécessaire à "rebaptiser" les réfugiés et recherchés. A faire quelqu’un d’autre du réfractaire au STO en changeant la date de naissance ou faisant la "fote d’ortaugrafe" qui change tout. A donner au juif alsacien un nom suédois, au Malgré-Nous déserteur un nom italien, à l’aviateur anglais un nom espagnol... A fournir en même temps les indispensables cartes de travail et cartes d’alimentation... à héberger et à évacuer. La mairie devient un guichet d’espoir (la gendarmerie de Moussey aussi)
Le village de Moussey, maire, curé, directeur d’école, gardes forestiers, gendarmes, en tête, se distingue là tout particulièrement :
Atelier de faussaire et formidable organisation de passage et d’assistance des clandestins appuyée sur les moyens des usines Laederich (le maire Jules Py était aussi le directeur général de celles ci) : réception au débouché des sentiers des passeurs, nourriture, hébergement, "déguisement" en ouvriers des usines, faux papiers, logistique d’évacuation... L’organisation fonctionnera (gratuitement !) sans faillir, dans la plus absolue discrétion, de juin 40 au 24 septembre 44 (2ème déportation, qui saigne à blanc le village). Plusieurs milliers d’hommes seront "passés" ici et transportés jusqu’aux "centres de transit" menant vers des lieux plus abrités, des maquis extérieurs, la France Libre, l’Angleterre...
Le prix payé sera lui aussi distingué. Quelques exemples :
– Le 7 avril 42 à Moussey le passeur Eugène Odille (voir document PDF de bas de page) réussit à échapper à la Feld Gendarmerie, mais sa femme Marie (Charpentier, originaire de La Broque vallée de la Bruche) et leur fils Fernand sont arrêtés, internés à Epinal, Paris... plus de 10 prisons-forteresses et camps en Allemagne... Leur fille Irène, 12 ans, vivra ainsi le sort des sans famille... Eugène, pris plus tard dans l’Ain, mourra en s’échappant le 8 août 43. Marie ne se remettra pas des 3 ans de sévices subis et mourra 2 ans après son retour à Moussey, brisée, le 4 octobre 47. Fernand disparaitra le 10 mars 45 dans le camp de Leitmeritz (Tchécoslovaquie. Cliquer)
– 3 Marchal de Le Saulcy : Edmond le 16 avril 42, Joseph le 12 juin, Jean Joseph le 22, sont également arrêtés et déportés (non rentrés)...
– Lucien Simonot, capitaine de réserve, valeureux combattant de 14-18 et de 39-40, Franc-maçon, est le secrétaire de mairie et directeur de l’école des garçons. Un grand Monsieur resté un exemple dans les têtes de ses anciens élèves et de toute la population. Il est le premier fédérateur et chef de la Résistance du canton (CDLR). Arrêté à l’école le 4 janvier 44, il est interné de longs mois à la prison Charles III de Nancy, puis amené au camp de transit de Compiègne. Déporté au camp de Neuengame (transport du 15 juillet 44), il n’en reviendra pas (mort le 23 mars 45 à Kaltenkirchen, un kommando de Neuengame. Cliquer)
– Aimé Blaison, son artiste "faux tampons, cartes vierges... " et garde champêtre, lui succède à la mairie et reprend le flambeau. Prévenu, il échappe le 2 août 44 à son arrestation par la Feld Gendarmerie de Saint Dié (même opération que pour (Marie) Madeleine Lallevée et sa fille Marie Louise). Il ne devra d’échapper à son élimination qu’à son "nez" puis à sa capacité à vivre comme un rat jusqu’à la Libération
– Maurice Vincent, le "photographe" de l’équipe, ne sera jamais découvert mais n’échappera pas à la déportation du 24 septembre
– (Marie) Madeleine Lallevée, la sage femme directrice de la maternité, et sa fille Marie Louise (Sartory), piégées par un faux résistant mais vrai supplétif français du SD, seront arrêtées le 2 août 44 par la Feld Gendarmerie de Saint Dié, en même temps que Jean Ruffenach. Toutes 2 seront déportées à Ravensbrück. Madeleine mourra sur le chemin du retour, sa fille survivra, Jean Ruffenach sera exécuté au Struthof...
Et puis il y a l’organisation de transport et logistique des usines Laederich : l’équipe "du petit train" (le "Tramway de Moussey à Senones", dont Georges Adenot était le chef d’exploitation) et l’équipe "du garage" (encadrement, mécaniciens, chauffeurs). Elle a joué dès juin 40 et sans discontinuer jusqu’à la grande déportation du 24 septembre 44 un rôle considérable, principalement à partir du printemps 41 au retour des camps de prisonniers de Jules Py, maire du village et directeur général du groupe textile Laederich
Elle fut en effet une immense plate forme d’évacuation de la filière des passeurs :
– Les évadés étaient recueillis au débouché des "sentiers des passeurs" (celui du "Chalet", du "fond de Quieux", celui de Prayé, du Donon, du Hantz... ). La famille Joseph Edelbloute y joua un rôle majeur dans la récupération, la "cantine", le "circuit photos" (Armand), l’aiguillage... Aimé Blaison, Camille Poirson, l’appariteur Louis Marchal (le Ziquet)... assuraient l’articulation du "manège"
– L’équipe du petit train transportait jusqu’à son terminus de Senones, celle des chauffeurs assurait l’évacuation jusqu’aux connexions aval (vers Haute Saône, Zone Libre, Suisse, Angleterre... ). Cela par le biais des flux de transport liés au fonctionnement des usines de filature et tissage de Moussey, La Petite Raon, Senones, mais aussi de Rupt sur Moselle et du Haut du Them (Haute Saône) : aller et retours permanents nécessités par les étapes de fabrication, la livraison des produits finis, l’approvisionnement des matières premières, la maintenance et les nécessités techniques, l’approvisionnement des denrées alimentaires, chaussures et habillement... . Joseph Edelbloute et Riri Poirson, Adrien Colin et Oscar Zimmermannn, Robert Odille... le chef du garage André Bastien pour ici, René Preghenella et Louis Thiébaut pour Rupt sur Moselle et Haut du Them, Tisserand et Mougenot en tant que prestataires de services... assuraient la navette avec leurs camions et camionnettes (quelquefois ce fut avec la voiture du "patron", Jules Py, voire quand il était à Moussey avec celle de "monsieur Georges", Georges Laederich le PDG du groupe)... Quelquefois au prix de risques insensés, souvent grâce à une incroyable chance
– La "navette" fonctionnera (gratuitement !) sans faille et sans jamais être être découverte pendant 4 ans 1/2 : vers la gare de marchandises d’Epinal ("Comptoir cotonnier d’Epinal" du groupe Laederich), vers la gare de marchandises de Saint-Dié (et les dépôts de « L’Abeille Déodatienne » et « La Jeanne d’Arc », chaînes de magasins succursalistes), vers la gare de marchandises d’Etival (embranchement sur la ligne de chemin de fer Colmar-Nancy, chef de gare Lambert), vers la gare de marchandises de Nancy (embranchement sur la ligne de chemin de fer Strasbourg-Paris)...
– Une filière Moussey-Haute-Saône-Ain mérite d’être signalée (l’ont empruntée par exemple Eugène Odile et Paul Dumoulin de Moussey, André Launay de Le Saulcy... ). Assurée par les chauffeurs des usines Laederich de Rupt-sur-Moselle (Vosges) et Haut-du-Them (Haute Saône) René Preghenella et Louis Thiébaut, elle aboutissait à "La Chaîne", le réseau de Résistance du commandant Mauduit :
– Le commandant Mauduit et "La Chaîne". Cliquer
– Le château de Montmaur. Cliquer
Tous ces hommes finiront cependant "pris" et déportés dans la rafle du 24 septembre 44, les derniers dans celle du 5/6 octobre. La fin de cette formidable histoire (Aimé Blaison resté comme on l’a vu caché comme un rat ne sera pas pris, mais son jeune fils subira le sort commun et sa femme mourra prématurément d’usure et du souci de tout cela)
Quelques autres des acteurs (dont à peu près tous finiront dans les filets des 2 rafles du 18 août et du 24 septembre) :
– Jules Py, le maire du village, également directeur général des Ets Laederich ("l’As du Génie" de la guerre de 14, Lt colonel de réserve). Il sera, et pour cause, déporté "comme tout le monde" le 24 septembre et mourra à Dachau...
– Georges Adenot, le chef d’exploitation, et son équipe des cheminots du "petit train" Moussey Senones, qui ont pris en charge tant de passagers clandestins. Mais il y a aussi le sabotage régulier des 2 locomotives, la plus impressionnante fut le "grippage" des injecteurs par Georges Adenot : les 2 machines sont restées clouées pendant la plus grosse partie de l’été 44 à leur dépôt de Moussey, au moment où les Allemands en avaient cruellement besoin ! (Histoire du "Tramway de Moussey à Senones". Un site à consulter. Cliquer)
– Le brigadier Demaline et ses gendarmes, qui ont quotidiennement couvert et tant de fois mis la main à la pâte : "tuyaux", rapports tronqués, faux tampons, faux papiers, fichiers officiels "bricolés", protection des parachutages... en résumé qui ont désobéi (Rapide bio de Marcel Demaline sur Memorial-GenWeb. Cliquer)
– Georges Evrard et l’équipe des hommes des Eaux et Forêts, la plus solide et fiable organisation de Résistance d’ici (citons parmi ses premiers acteurs le brigadier du district de Moussey Eugène Cladt, parti en retraite le 31 décembre 41, Alsacien né à Triembach au Val le 13 septembre 1880), le brigadier Paul Gérard qui lui succéda avant de partir pour Saint Benoit, l’omniprésent homme de l’ombre qu’était le garde chasse privé Albert Freine (Alsacien lui aussi, de Plaine), qui ont renseigné, guidé, hébergé, fourni des caches...
– Les passeurs alsaciens : Hubert Ledig, Jean Simon... et d’abord la formidable filière autour de Michel Ferry (près de 1 000 "passés" à elle seule !). Le témoignage vidéo de bas de page "Passeurs Bruche Rabodeau. Filière La Broque Moussey" illustre le propos
– A Senones, le relai du gendarme Thiernesse, les faux papiers du maire Larue, la culture de résistant de l’industriel Prêcheur
– Les "hommes des bois" de la vallée de Celles et le rôle considérable tenu par Roger Gérard, les hommes de la vallée du Hure, la filière de renseignement assurée par le douanier Paul Vauthier (père d’Arsène) entre Moussey-La Basse (son domicile) et Allarmont-La Sciotte (chargé très officiellement là par l’administration allemande du contrôle des flux de circulation dans la vallée de Celles)...
Il y a tous ceux sans lesquels rien de tout cela n’eut été possible : les « citoyens ordinaires » du village et de ses environs. Ils ont quotidiennement, parce que pour eux "c’était comme ça qu’on devait faire", camouflé, abrité en attendant ou jusqu’au bout, récupéré les égarés, guidé, fait l’aubergiste, la nounou, l’interprète... donné chaussures et vêtements pour habiller ou déguiser ces clandestins en vrai faux habitants d’ici... Et aux pires moments n’ont pas "parlé". Parmi ceux ci : les familles Edelbloute, Blaison, Lallevée, Pierrat, Launay, Vincent, Duloisy, Seyer/"Noné", Farine, Blaise, Loewenguth, Bardol, Receveur, Ruffenach... Vançon, Durand, Beauquel... Ropp, Georges, Fays, de Le Saulcy... Thomas de Le Puid... Vuillaume de Saint Stail... Nartz, Diéda, Toussaint, de La Petite Raon... les anonymes, liste indépliable ici tant elle prendrait de place
Au milieu de tous ceux-là Achille Gasmann, le curé du village, "compère" de Jules Py. Inflexible pilier moral de l’affaire et exemple pour tous bien concret. Tenant les réunions "d’état-major" à la cure, cachant "en attendant" dans l’église ou une maison sûre. Plate-forme du renseignement à partir du confessionnal et de son invariable "tournée quotidienne de visite des malades"... redonnant espérance aux éprouvés. Une statue (et stature) de Commandeur. Appuyé de son ami l’abbé Mollier, présent à Moussey aussitôt que son métier de professeur d’université lui permettait de le faire, d’autant que sa gouvernante était la propre soeur de l’abbé Gassmannn (bio simplifiée : éminent professeur à l’Institut Catholique de Paris (ICP. Cliquer), ancien combattant multidécoré de 14-18, résistant par conception, multilingue et de grande culture, disposant d’un impressionnant "carnet d’adresses"... les pieds dans ses chaussures, toujours attentif et ensoleillant... engagé dans les filières d’évasion de 40-44 (j’en témoigne, ma famille aussi, pour le croire, nous n’avions pas besoin de "preuves d’archives" à cette époque)
Ce fut ça, pour commencer, la résistance d’ici... pendant TOUTE la guerre ! Une lutte pour tenir debout, une lutte pour protéger des autres aussi des griffes de l’occupant... bien avant celle des maquis de l’été automne 44 et de l’Opération Loyton... Le refus de citoyens ordinaires, le quotidien d’hommes libres... Une explication de texte sur ce que sont le refus de vivre à genoux, l’engagement et la loyauté !