Pourquoi un Maquis ici :
Rappelons que les villages d’ici sont frontaliers de l’Alsace et, depuis l’annexion (illégale mais de fait) de l’Alsace Moselle en juin 1940, sont frontaliers de l’Allemagne du IIIème Reich (comme ils l’avaient été de l’Allemagne impériale de 1871 à 1918 après le traité de Francfort) [1]
La mémoire du joug des 2 guerres de 70 et de 14, vécues ici "aux premières loges", à la frontière. Un passé de principauté souveraine, celle de Salm [2]. La nature viscéralement indépendante des habitants, leur solidité d’« hommes des bois ». A peu près toutes les familles d’ici parentes ou amies de "ceux de l’autre côté". L’environnement sauvage et le relief compliqué de l’immense massif forestier. Sa situation géographique qui en refait depuis 40 le contrefort naturel de protection de l’Allemagne. Sa situation stratégique de 44 qui en fait, par les 3 cols du Donon, du Hantz, de Saales, et la "route de Prayé", le passage qui débouche sur la vallée de la Bruche et relie ainsi en droite ligne le coeur de l’Alsace à la France « de l’intérieur »... La formidable organisation de passage et d’évasion à travers le massif du Donon. Sa plateforme de Moussey, fermement "protégée" par le maire, les gendarmes, le directeur d’école et le curé. Des milliers d’évadés depuis l’Alsace, passés jour après jour dès la "drôle de guerre" : accueil, hébergement, faux papiers, logistique d’évacuation... L’exceptionnel maillage de son réseau de renseignement
C’est, en résumé, la combinaison de ces caractères qui a fait s’installer ici quand ce fut devenu le moment le « Maquis d’ici »
[3]. En quelque sorte naturellement... reposant sur une forte et singulière identité culturelle
C’est en conséquence ici que le haut commandement allié (le SHAEF) a décidé en juillet 44 de centrer "l’Opération Loyton". En parachutant les troupes spéciales du 2ème SAS pour organiser le franchissement du massif vers la vallée de la Bruche. Dans le cadre du plan d’offensive vers l’Allemagne en passant par le centre Alsace conçu par le général Patton, et planifié pour septembre... C’est la plus grosse des opérations menées de toute la guerre par le 2ème SAS sur le sol français
Trop fait. Pas au bon moment. Pas comme il aurait fallu le faire ?...
Le prix de la Résistance d’ici fut une hécatombe humaine. Et pose la grande question de l’utilité d’avoir fait, et tant fait
Ressortent en effet des erreurs d’appréciation stratégique, des maladresses tactiques, des insuffisances de commandement, des désaccords, des faiblesses humaines, la présence de profiteurs et de malhonnêtes, l’infiltration de traîtres...
Mais ressort surtout le "coup de massue" du retard de l’offensive alliée, qui laisse déraisonnablement exposés maquis et paras anglais... De fait un suicide !
Il a été compliqué et délicat d’y voir clair au travers des témoignages disponibles :
– D’abord rares, incomplets, peu ou pas fiables. Venant des seuls témoins qui ont bien voulu témoigner et qui, ou n’ont vu qu’un morceau, y étaient mais arrangent, n’étaient pas "clairs", ont voulu à tout prix témoigner mais "n’y étaient" pas tout à fait ou pas du tout... Venant aussi de ces quelques uns qui ont toujours « tout vu »...
– Puis venant des témoins muets jusqu’ici, qui savaient et ne voulaient ou ne pouvaient parler... venant des quelques rares qui par un sursaut de conscience ou sentant une fin proche ont ressenti la nécessité de "se confesser"
– Corrompus par des faux-témoignages, récits d’imposteurs et affabulations d’insignifiants ayant fait office d’histoire officielle
– Et bien sûr, en l’absence des 3/4 des acteurs, qui "n’en sont pas revenus"...
Tout cela qui a de plus produit et entretenu au fil du temps flou et chape de plomb. Laissant le champ libre à tous les errements et méfiances, interprétations réductrices ou partisanes, révisions et impostures... Ouvrant un boulevard aux profiteurs ou simples opportunistes... Ajoutant d’inutiles souffrances
Est ce un peu de tout cela la cause principale du stupéfiant oubli de la Résistance d’ici par l’Histoire ?
Il est prétentieux de juger. Contentons-nous ici de rappeler quelques réalités :
– 1 000 hommes disponibles. Oui, mais :
D’abord des petits groupes qu’il faut fédérer. Puis 2 Maquis stucturés, mais juxtaposés - le GMA Vosges et le 1er RCV FFI - qu’il faut articuler mais d’ambitions différentes, sa place politique dans l’après-guerre pour l’un, son devoir militaire et seulement résistant pour l’autre. Une "armée" de 1 000 hommes disponibles mais 800 restant à équiper et armer par les parachutages de septembre, à former et encadrer. Beaucoup à nourrir, les traqués et "venus d’ailleurs" à camoufler et héberger... Et puis à partir du 13 août il y aura l’Opération Loyton et 102 parachutistes britanniques à héberger, protéger, guider et accompagner
– Une mission hautement stratégique : permettre de traverser par le plus court chemin vers le Rhin la forteresse des Vosges. Ici au centre, par la vallée de la Bruche (les 2 autres étant, au Nord le col de Saverne, au Sud la trouée de Belfort)
Rappel des 4 métiers du "Maquis d’ici" : 1/ Reconnaître et Renseigner 2/ Brouiller l’état-major allemand par des harcèlements de diversion 3/ Préparer le terrain et Sécuriser le passage des cols 4/ Se tenir prêt à intégrer à leur passage les troupes alliées
Ce qui signifie implication de toute la population des villages. Ceci réclamant par ailleurs le respect de consignes strictes :
– Discrétion
– Mobilisation de tous les instants, "chez soi" comme sur son lieu de travail
Les sabotages et opérations de diversion sont exclusivement menés par des équipes volantes organisées en "corps francs", coordonnées aux missions SAS dès la mi août
– Une tâche énorme :
– Dans la Zone Réservée bordée par la ligne de défense du "Schutzwall West" : ultime rempart du Reich contre l’avance alliée, décrétée Zone de Guerre depuis juillet 44... en plein milieu du front allemand de septembre au 22 novembre !
– Qui repose sur un encadrement peu préparé et pas bien imprégné des réalités, qu’il faut étoffer dans la pression et sans toujours prendre ou avoir les moyens de vérifier compétence, éthique et fiabilité
– Totalement dépendante des parachutages pour s’armer et s’équiper
– Que compliquent des différences d’appréciation de la situation et des différences sur la façon de faire. Il y a en effet ceux qui sont "du pays", ceux qui sont engagés depuis le début, les nouveaux venus "parachutés des états-majors", 2 organisations parallèles de Maquis, le GMA Vosges et le 1er RCV FFI, qui sont de conception et de visées différentes ... Et il y a les parachutistes anglais de la mission Loyton ! ... Le tout devant s’accommoder, bien sûr, des stratégies occultes des hauts états-majors, et des différences humaines
– Que compliquent les difficultés de liaison, de déplacement, de coordination. Dans l’état d’urgence permanent propre à la clandestinité
– Que compliquent l’irréalisme de hauts responsables, l’efficacité du renseignement allemand...
– Que pourrissent pendant (et pourriront après), l’engagement de 2 miliciens comme officiers du GMA... [4], les "pactisants", les "retournés" vrais et les faux "bricolés" après coup pour justifier l’injustifiable...
– Qu’ébranlent consécutivement le "coup de main" allemand du Jardin David/Lac de la Maix ("l’affaire du 18 août"), et la vague logique d’arrestations, exécutions, déportations, des 18 août et jours suivants. Qu’assomme l’affaire de la bataille de Viombois survenue peu après (4 septembre)... qui va définitivement causer au plus mauvais moment le naufrage du GMA Vosges
– Dans l’inconfort d’être à la fois outil politique de la France Libre et outil militaire des troupes alliées. Tributaire de décisions de multiples et quelquefois mouvants niveaux hiérarchiques [5]
– Dans la dépendance des incertitudes pesantes sur l’avancée des forces américaines : oui ou non, quand et par où, par qui... (rappelons que la 3ème armée de Patton qui s’étendait à ces dates de Chaumont aux Ardennes, et qu’on attendait ici sous peu, dut bifurquer vers son Nord-Est, et fut "remplacée" par le 6ème groupe d’armées US de Devers (Patch + de Lattre) venant par la vallée du Rhône... qui n’arriva ici que le 22 novembre bien qu’à moins de 30 km d’ici au moment de la déportation du 24 septembre !)
C’est aussi le temps des excès propres aux conditions extrêmes
Et c’est celui des concurrences pour "prendre le pouvoir" [6] :
– Entre Français
– Entre la France et ses "Alliés"
Le tout en plein milieu du front allemand, et dans les griffes du SD et de ses supplétifs français maintenant repliés ici depuis toute la France et s’installant comme le fait un "nuage de sauterelles" [7], tous déterminés et n’ayant plus rien à perdre... Et puis il y a le souci obsédant d’éviter les représailles sur la population
La mission 1 fut parfaitement remplie. La mission 2 presque complètement. La mission 3 fut implicitement une réussite (villages et cols débarrassés du gros de la Wehrmacht au moment de l’arrivée dans la vallée de la 100ème division d’infanterie US, le 22 novembre)... Les plus de 2 mois de retard de l’offensive alliée et les exécutions et déportations de masse consécutives n’ont pas permis, sauf une trentaine d’engagements individuels, de commencer la mission 4 !
Rien donc que du travail de l’ombre... Une des raisons de l’oubli de l’histoire d’ici. Douloureuse ingratitude de la grande Histoire envers ces citoyens ordinaires qui ont payé si cher d’avoir fait quelquechose... tant fait, ce que n’ont pas manqué d’avouer les Allemands ni de saluer Britanniques et Américains (mais eux savaient de quoi ils parlaient !)
Retard de l’offensive alliée. Quelques réalités :
Consécutivement à leur avancée fulgurante, les troupes alliées se sont nécessairement arrêtées le temps de « souffler », de réaligner les fronts, de coordonner le coup de rein final vers l’Allemagne. Mais voilà, ce temps fut long pour ici, 2 mois plus long que prévu [8] :
– D’abord le temps de trouver la solution pour traverser le massif des Vosges... formidable rempart naturel protégeant les frontières Alsace Moselle du Reich
– Beaucoup de temps pour décider de la bonne stratégie permettant de fondre au plus vite et au moindre coût sur la plaine d’Alsace... Percer ou non par le centre du massif, si oui en le perçant ici... L’idée de le faire offrant l’atout de surprendre les Allemands et de les obliger à dégarnir le Nord et le Sud du massif. Ceci donnant ses chances de réussite à une poussée de contournement par le nord du massif (ce sera fait par Leclerc... plus tard) et de soulager l’extrêmement difficile avancée de de Lattre et Patch vers Mulhouse, Colmar, le Rhin... C’est sur cette base là que fut décidée l’Opération Loyton
– Beaucoup de temps nécessaire à surmonter d’énormes difficultés d’approvisionnement et à articuler le front
– Beaucoup de temps à attendre que ce soit le moment le plus "économique" de faire, en matériel et en GI’s
– ...
– Les reculs répétés dans la décision de faire
Bref, Patton n’était pas là comme prévu, à la fin de septembre au plus tard [9]. C’est la 100ème division d’infanterie de l’armée Patch qui libérera la vallée, le 22 novembre [10] : 2 mois plus tard que prévu ! (plus de 3 mois après le parachutage des avant gardes de l’Opération Loyton, le 13 août)... (Quelles parts ont eu là les réalités de terrain et les "visions" des chefs ?)
Cependant qu’on laissait croire chaque jour que c’était « pour le lendemain »... Usure morale et intoxication stratégique de l’ennemi ? Espoir que malgré du retard ça "marcherait" quand même ? Maquis et SAS sacrifiés à des fins stratégiques ?
2 mois de trop pour le "Maquis d’ici"... Le temps nécessaire aux Allemands de mener jusqu’au bout la solution radicale décidée pour s’en débarrasser :
– D’abord, la chasse et l’exécution des paras anglais et "terroristes" identifiables
– Pour compléter et en finir, la rafle et la déportation de tous les hommes valides des villages de la haute vallée du Rabodeau...
Cette opération là, l’Aktion "Wald Fest" [11], fut menée dans les délais, et fut une réussite totale [12]
Trop fait. Pas assez fait. Pas fait au bon moment. Pas fait comme il aurait fallu le faire... ? Oui. Mais facile à dire depuis son fauteuil !
C’est vrai aussi que ce fut une erreur d’avoir voulu formater les forces de la Résistance d’ici en une organisation militaire conventionnelle là où des commandos étaient nécessaires, installer un paquebot à la place de sous marins
Mais c’est vrai aussi que l’état-major allemand "y a cru". Et s’est trouvé contraint de dégarnir le Nord et le Sud du massif pour ramener des troupes vers ici, ce qui a d’autant soulagé l’avancée de Patch et de Lattre et facilité plus tard la percée de Leclerc vers Strasbourg. Contraint à l’inverse dans un deuxième temps il ne se retranchera pas dans les vallées d’ici... La petite goutte d’eau de l’Opération Loyton ?
Cette réalité là, comme le formidable souffle d’hommes libres qui l’a permise, valaient bien d’être déterrés et méritent d’être respectés
Un dernier mot :
Ce qu’ont fait les "citoyens ordinaires" d’ici, d’eux mêmes dès la défaite de juin 40 et plus tard dans le GMA Vosges et le 1er Régiment de Chasseurs Vosgiens FFI, la plupart par conviction personnelle, reste d’abord un exemple de ce qu’il fallait oser faire en ces temps d’oppression et d’humiliation, pour rassembler ceux qui avaient décidé de refuser de baisser la tête, pour faire relever les bras à ceux qui les avaient baissés.
En dépit de multiples dysfonctionnements et de pertes humaines disproportionnées
Hommage soit rendu à ces hommes et femmes qui ont osé et fait quelque chose, tant n’ont rien fait. Rappelons bien qu’ils étaient des volontaires, qui se sont engagés en dépit de risques terrifiants, pour eux-mêmes et pour leurs familles, au milieu des traques, nouvelles arrestations, nouveaux fusillés, au quotidien. Ceux d’ici comme ceux d’ailleurs, le combat était partout. Un aperçu. Cliquer
Et chapeau bas devant tous ceux de ces « rebelles », qui, ayant échappé aux arrestations, exécutions et déportations, ont cependant rejoint les Forces Françaises Libres de Leclerc ou de Lattre
C’est bien dommage qu’ils soient restés inconnus, plus regrettable encore qu’ils aient été pour la plupart effacés par des imposteurs. Mais après tout ne leur reprochons pas à eux d’avoir si peu ou pas du tout raconté leur histoire, ils ont fait l’Histoire. Remercions les plutôt de nous avoir redonné le droit de parler, de vivre tout court